Du code nègre au concept “Black Lives Matter”

Suite à l’assassinat de Georges Floyd, la victime tragique d’une Amerique blanche par strangulation le 25 mais 2020, à Minneapolis dans le Minnesota aux États-Unis par un policier blanc en raison de sa couleur de peau, la communauté noire, blanche américaine ainsi que plusieurs pays du monde ont  manifesté pour dénoncer ces crimes odieux à l’endroit des afro-américains et réclamer justice pour cette minorité noire toujours en proie aux injustices et inégalités dues à la couleur de peau. C’est dans ce contexte, que le docteur Boniface Ofandjali, enseignant chercheur à l’université OMAR BONGO revient sur la question en faisant l’histoire des afro américains aux État unies, leurs combats menés et l’évolution de la situation jusqu’à nos jours.

« La séculaire et irrésoluble “Question noire” aux États-Unis, 1619-2020 » (The Declining Significance of Race), ouvrage au titre provocateur du sociologue afro-américain d’Harvard, William Julius Wilson, paru en 1978, avait suscité un virulent débat, en particulier parmi les universitaires noirs sur le couple race/classe en Amérique noire.
En effet, si l’élection de Barack Obama, premier président afro-américain de l’histoire des États-Unis — que Wilson a non seulement soutenu mais conseillé — n’a pas inauguré la société post-raciale annoncée un peu vite par certains, elle a entraîné de plus en plus chercheurs et politiques à reconsidérer l’importance du facteur racial dans la société états-unienne actuelle, marquée depuis 2013 et plus encore aujourd’hui, depuis mars 2020, par des tensions raciales consécutives à la mort de George Floyd.
En 1978 déjà, c’est à une telle réflexion que William Julius Wilson appelait ses collègues. Pour le sociologue afro-américain, la coexistence entre l’amélioration du statut de certains Noirs et la pauvreté persistante des autres était due au fait que la classe jouait désormais un rôle plus important que la race pour déterminer le statut social des Afro-Américains. Certes, le facteur racial n’avait pas disparu, mais il s’était déplacé de la sphère économique à la sphère sociale et politique et, en conséquence, il proposait de rechercher les causes de la bifurcation évidente des trajectoires sociales au sein de la communauté afro-américaine dans les transformations économiques de l’après-guerre. Il en concluait que les politiques publiques prenant le seul facteur racial — comme l’Affirmative action — profitaient avant tout à la classe moyenne et ne pouvaient en aucune mesure améliorer le sort du sous-prolétariat noir qui peuplait les ghettos. Aux yeux de William Julius Wilson, les différenciations sociales à l’œuvre dans l’Amérique noire et non le seul facteur racial restaient plus déterminantes que jamais pour la trajectoire sociale des Afro-Américains.
Quarante-deux ans après la parution de The Declining Significance of Race, les victimes noires — plus nombreuses — du COVID-19 et les violences racistes et meurtrières des policiers blancs ressuscitent à la fois le débat sur la classe et la race en Amérique noire d’une part et la persistance du caractère insoluble de la “Question noire” d’autre part.
Aux États-Unis, la “Question noire”se définit comme l’ensemble des problèmes qui se posèrent aux Noirs à partir de l’institution de l’esclavage à Jamestown en Virginie en 1619 jusqu’à la fin de la guerre de Sécession en 1865. Au cours de l’année 1865 pourtant, tout paraissait clair. Le Nord plus progressiste ou libéral à cette période-là, avait gagné la guerre. L’esclavage, par le 13e amendement à la Constitution américaine était aboli dans l’ensemble des États-Unis. En 1866, le Congrès, à forte majorité républicaine, le parti de Lincoln, abolissait les Black Codes (votés par les assemblées sudistes au lendemain de la guerre pour maintenir les anciens esclaves dans les plantations), et par les 14e et 15e amendements, adoptés en 1868 et 1870, garantissait la citoyenneté américaine et le droit de vote des anciens esclaves.
Mais bientôt, les portes de la liberté et de l’espoir se refermèrent en raison du désengagement graduel des Républicains nordistes ainsi que du retour aux postes de pouvoir des anciens partisans de l’esclavage. Ces derniers se regroupèrent dans le Parti démocrate — aucun lien avec le Parti démocrate actuel — localement aidé par le Ku Klux Klan, fondé en 1866, dont les cavaliers cagoulés entendaient reconquérir par la violence ce que la guerre et les urnes leur avaient ôté: la white supremacy, la suprématie raciale blanche.
Dans la deuxième moitié du 19e siècle, la libération des esclaves noirs les laissa bientôt désarmés et démunis dans une société blanche qui leur était hostile et ne voulait pas accorder l’égalité à des êtres jugés inférieurs. La fin de la guerre de Sécession ouvrit une période pénible et difficile pour les Noirs, marquée par une succession de violences et cruautés qui se poursuivent jusqu’au milieu du 20e siècle.
En théorie, les Noirs furent libres, car par un arsenal de lois restrictives et répressives appelées Jim Crow laws (les codes noirs), les défenseurs de l’ordre racial établi rechignèrent à faire respecter les droits constitutionnels des Noirs américains. L’esclavage avait fait place à la ségrégation raciale validée en 1896 par la Cour suprême qui reconnut le principe « séparé mais égal » dans l’arrêt “Plessus contre Ferguson”.Le cri de l’Amerique noire 
Ce fut dans ce contexte de remise en cause des acquis constitutionnels des anciens esclaves noirs et de domination totalitaire du système de ségrégation raciale que le mouvement d’émancipation des Noirs, qui se dessinait autour des leaders Frederick Douglas, Martin Delany, allait prendre de l’ampleur.
Au début du 20e siècle, ce fut autour des leaders idéologiquement antagonistes que le mouvement d’émancipation des Noirs américains devait se construire. A la stratégie accommodationniste de Booker T. Washington, s’opposa la stratégie légaliste de la NAACP du savant et bourgeois W.E.B. Dubois. Mais cette dernière, jugée timorée fut à son tour rejetée par le nationalisme populiste de Marcus Garvey, fondateur de l’UNIA. Tous les deux devaient toutefois se retrouver dans le panafricanisme, cette idéologie noire qui naquit à la même époque aux États-Unis.
C’est à partir des années 1960 que le mouvement d’émancipation des Noirs américains allait prendre une tournure dramatique en s’érigeant en fer de lance de la vague contestataire qui balaya la société américaine et déborda jusqu’en Europe occidentale en mai 1968. Connu sous l’appellation de “Mouvement noir”, les cinq organisations noires (Ligue urbaine, NAACP, CORE, SCLC, SNCC) et leurs alliés libéraux blancs démocrates qui composaient ledit mouvement avaient pour principal objectif, la reconquête pacifique des droits constitutionnels des Noirs américains. De 1960 à 1965, ce fut l’aile intégrationniste du mouvement de droits civiques de Martin Luther King qui s’engagea dans la lutte des Noirs aux États-Unis. Mais à partir de juin 1966, Stokely Carmichael relégua la recherche de l’égalité raciale au second plan et ressuscita les thèses séparatistes du nationalisme noir, avec le lancement du concept Black Power, Pouvoir noir. Comme Marcus Garvey et Malcolm X avant lui, Stokely Carmichael rejeta l’intégration raciale des Noirs à la société blanche et prôna désormais l’indépendance politique des Noirs, la solidarité raciale, la fierté raciale et la revendication de l’héritage culturel et historique africain. En 1967, l’appellation “Negro” fut rejetée au profit de “Black American”, “Afro-American” et “African American”et le mouvement noir sortit des frontières américaines pour s’aligner sur les mouvements anticolonialistes et anti-impérialistes des pays du Tiers-monde ; ce qui entraîna certains nouveaux leaders et penseurs afro-américains à repenser la “Question noire” à partir des concepts “marxistes” de classe et race. Pour le Black Panther Party, fondé en 1966 à Oakland en Californie, parti autoproclamé révolutionnaire, d’obédience marxiste-léniniste, l’Amérique noire est un sous-prolétariat surexploité par le capitalisme américain qui avait trouvé là une main d’œuvre corvéable à volonté, la libération des Noirs passait par conséquent par la destruction du capitalisme par un front de classe composé des Blancs pauvres et Noirs pauvres. Cette analyse fractura le bloc nationaliste noir en deux factions ennemies dont les rivalités, exploitées par le FBI, devinrent fratricides. Pour Stokely Carmichael, concepteur du Black Power, les Blancs, même pauvres, étaient les ennemis des Noirs et le racisme blanc était un phénomène irréductible à la simple exploitation économique. Jusqu’à sa mort en 1998 à Conakry en Guinée, Stokely Carmichael rebaptisé Kwame Touré, prêcha l’unité raciale des Noirs américains. Stokely Carmichael pensait que la race était plus importante que la classe et était, même aux côtés de Kwame Nkrumah et Sékou Touré, diamétralement opposé à la lutte des classes qui divisaient et affaiblissaient davantage les Noirs.
A la gauche de Stokely Carmichael se positionnait la branche nationaliste culturelle farouchement hostile au révolutionnaire Black Panther Party. Son leader, Maulana Karenga et son mouvement “US” et son allié Amiri Baraka pensaient que la libération culturelle des Noirs était une condition préalable à la libération politique. Le vif débat qu’engendrèrent les positions antagonistes des révolutionnaires et culturalistes était similaire aux échanges intellectuels peu cordiaux entre les présidents sénégalais Senghor et Guinéen Ahmed Sékou Touré au sujet de la négrétude qui était selon le leader guinéen, tout simplement réactionnaire.
Affaibli, divisé, le mouvement noir se décomposa et se disloqua progressivement à la fin des années 60. Les efforts conjugués de ces deux branches intégrationniste et nationaliste étaient parvenues néanmoins à abattre le système inique totalitariste de ségrégation raciale et à faire recouvrer les droits sociopolitiques des Noirs, sans toutefois conquérir l’égalité économique.
Au cours des décennies suivantes, années 80 et 90, des figures afro-américaines telles que Jesse Jackson, Condoleezza Rice ou encore Colin Powell émergèrent sur le plan politique national. Suivant la philosophie non invétérée du Black Power, il s’agissait désormais pour les descendants d’esclaves de se lancer à la conquête du pouvoir politique. En 1983, Harold Washington remporta les élections municipales de Chicago. En 1985, ils étaient plus de 6000 élus locaux noirs. En 1988, pour la deuxième fois, Jesse Jackson renouvela sa tentative présidentielle et sortit deuxième des primaires démocrates avec 6,8 millions de voix, dont 15% provenant de l’électorat blanc.
Au début des années 90, en 1992 par exemple, Los Angeles, Détroit, Baltimore, Philadelphie, Birmingham, la Nouvelle-Orléans, Newark, Oakland, et dix-huit autres grandes villes avaient élu des maires afro-americains. A Washington, Sharon Pratt Kelly remplaçait, en janvier 1990, Marion Barry. En 1994, c’est un autre maire nour, Bill Campbell, qui leur succède.
Après la révolution noire des années 60, l’élection de Barack Obama à la Présidence des États-Unis paracheva le processus d’intégration politique des Noirs américains. Elle marqua le point culminant, la phase ultime du triomphe politique des luttes africaines-américaines. Mais si, après des siècles d’exclusion et des luttes raciales, l’élection d’Obama ouvrit une nouvelle page de l’histoire des Afro-Américains pour les Afro-Américains, a-t-elle réellement changé la vie des Noirs ? Interrogé sur la question, le sociologue noir d’Harvard, Orlando Patterson s’est montré peu laudatif/élogieux sur la politique raciale du président africain-américain. Parce que Barack Obama se voit comme un président qui rassemble, il a été réticent à mettre en valeur sa couleur de peau. Il croyait vraiment en une Amérique unie. Il pensait que le pays était en train de se transformer en une nation multiculturelle, où la question de la race ne serait plus centrale.
Huit ans après, le bilan de Barack Obama sur la question de l’intégration des Afro-Américains semble mitigé, soutient Orlando Patterson qui a tenu à souligner les paradoxes de la condition des Noirs aux États-Unis. Pour lui, dans la sphère publique, il y a eu des avancées. Mais à l’échelle locale, dans la sphère privée, la situation des Noirs a peu progressé.
L’administration Obama n’a pas essayé de changer grand-chose à cette ségrégation qui existe de facto. Pour résumer, les Noirs ont intégré la sphère publique plus que dans n’importe quelle autre société à dominante blanche, comme la France ou le Royaume-Uni. Mais c’est aussi sous le mandat de Barack Obama que le mouvement “Black Lives Matter” (Les vies des Noirs comptent) a fait son apparition dans un contexte d’absence organisationnelle et de leadership au sein de la communauté afro-américaine comme dans les années 60.M Ofandjali Obiri, Enseignant-chercheur, Angliciste, Docteur en Histoire et Civilisation américaines…
Le mouvement “Black Lives Matter” est né à cause d’un problème précis : les comportements racistes présents au sein de la police. C’est un souci culturel. Son origine remonte au fléau du crack dans les cités, au cours des années 1970. Pour venir à bout du problème, la police, les juges, les procureurs ont eu carte blanche. Tout le système est devenu très punitif. Les policiers ont été récompensés pour le nombre de personnes arrêtées. L’usage de la force s’est banalisé. Désormais, les policiers font ce qu’ils veulent et ce sont les Noirs qui en subissent le plus les conséquences. La nouvelle mobilisation multiraciale consécutive à la mort de George Floyd, par son ampleur et son internationalisation, est-elle une nouvelle phase de la longue marche des Afro-Américains vers la liberté totale ? A suivre…
Par Ofandjali Obiri, Enseignant-chercheur, Angliciste, Docteur en Histoire et Civilisation américaines, diplômé de l’Université de Toulouse 2, l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Docteur de l’Université Paris 7 Denis Diderot. Ofandjali Obiri a fréquenté les Universités Montpellier 3 Paul Valéry et l’université de Caen Basse Normandie pour des séminaires et a commencé sa thèse de doctorat à l’Université Paris 10 Nanterre avant de rejoindre l’Institut Anglophone Charles V, Paris10, consécutivement au départ de sa directrice de thèse pour Paris7.